[Interview] Jean-Paul Moiraud nous parle de sa vision de l’éducation à l’heure du numérique

Publié le 23/06/2014 à 08:00
[Interview] Jean-Paul Moiraud nous parle de sa vision de l’éducation à l’heure du numérique

Après Richard Cliche la semaine dernière, c’est au tour de Jean-Paul Moiraud de nous parler de sa vision de l’intégration du numérique dans l’éducation. Etant enseignant depuis 27 ans, il a tout de même un parcours atypique, qu’il qualifie de parcours de bricoleur puis de praticien réflexif. De plus, il essaie de valoriser la réflexion, en tant qu’enseignant.

 

Pouvez vous nous  en dire plus à propos de vous et de votre parcours ?

 

Je suis enseignant depuis 1986 et j’ai eu un parcours que l’on pourrait qualifier d’atypique, un parcours de bricoleur puis de praticien réflexif. J’ai commencé ma carrière comme enseignant d’économie et gestion dans des sections d’arts appliqués. J’ai dispensé des cours dans des sections de BTS design de mode, costumier réalisateur et en DSAA (diplôme supérieur d’art appliqué). J’ai eu à mettre en place une pédagogie dont l’objectif premier était de convaincre un designer en devenir de l’intérêt d’une matière jugée peu « sexy ». J’ai très vite compris que la transversalité des savoirs et les modes collaboratifs étaient des enjeux centraux dans notre système de formation. La pensée en silo est une norme pesante dans le monde enseignant, on pense trop souvent à l’aune de sa discipline sans se soucier de l’écosystème du savoir. J’ai la faiblesse de penser que j’ai parfois réussi auprès des élèves et étudiants mais beaucoup moins pour ne pas dire rarement auprès des enseignants …

Cet idéal de transversalité, à laquelle je crois toujours, et l’émergence du web ont été un catalyseur dans mes travaux et réflexions. J’ai commencé ce chemin par des démarches de bricolage puis j’ai expérimenté et scénarisé diverses solutions comme les cédéroms, les blogs, les mondes virtuels, les légos …

J’ai travaillé pendant trois ans à l’INRP (institut national de la recherche pédagogique), désormais ifé (institut français de l’éducation) dans l’équipe Eductice comme chargé d’études et de recherches. J’y ai développé une réflexion  sur les scénarios de pédagogie embarquée (SPE) sous la direction brillante et remarquable d’Hélène Godinet.

Cette période a été un temps fructueux car je suis passé des usages intuitifs à une démarche plus réflexive sur mon métier. J’ai commencé, grâce à cette riche période, à nouer des liens avec l’ESENESR (école nationale supérieure de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur) de Poitiers pour laquelle je suis intervenu comme formateur dans le dispositif IFD (ingénierie de la formation à distance). Je continue à y intervenir régulièrement.

Depuis septembre 2013 je suis PRCE à l’Université Jean Moulin Lyon 3 pour la faculté de droit. Je travaille au sein du CDNT (centre de droit et de nouvelles technologies) et à la FDV (faculté de droit virtuelle) et j’y développe, entre autres, des usages et des réflexions sur la simulation en monde virtuel.

A cet instant de mon parcours je me concentre sur deux concepts qui me semblent cruciaux dans un système de formation moderne : le temps et l’espace dans les dispositifs de formation.

Je continue à croiser mes usages de l’enseignement et mes réflexions dans un blog alimenté très régulièrement.

J’ai détaillé plus précisément ce parcours dans mon e.portfolio en ligne.

 

Pourquoi vous êtes vous tourné vers les TICE et les mondes virtuels dans les dispositifs d’apprentissage ?

 

Je me suis avant tout « tourné » vers l’enseignement et c’est toujours mon objectif professionnel. Les TICE ont été une dimension nouvelle, inattendue au service d’un objectif ancien et noble : contribuer à la diffusion et à la démocratisation du savoir. Mon intention n’est pas d’insérer une couche technologique hors sol, mais bien de former des élèves dans un champ disciplinaire et des citoyens capables de réflexion, d’esprit critique et de s’insérer et d’évoluer dans une profession forcément changeante.
 

Les TICE sont un moyen, pas une fin.

 

Elles sont arrivées par effraction dans mon univers professionnel et ceux de mes pairs. Il convient donc d’inverser la proposition de votre question et dire : qu’avons nous fait lorsque les TICE se sont tournées vers les enseignants ? Les technologies numériques que certains s’évertuent encore à qualifier de nouvelles ne sont pas spécifiquement orientées vers l’éducation, elles transforment la société dans son ensemble en modifiant ses structures.

Je l’ai dit en introduction de cette interview, l’enseignement de l’économie et gestion en section design est une activité à risque car la matière est marginale pas forcément valorisée alors qu’elle est centrale dans la vie professionnelle des étudiants. J’ai eu très vite le besoin de prolonger mes cours en dehors de la classe et de les construire  avec une dose plus ou moins forte d’interaction (en présentiel comme en distanciel).
 

Si je résume les TICE m’ont permis de modifier mon rapport aux apprentissages et mon rapport à l’enseignement :

  • Les apprentissages – J’ai essayé, avec plus ou moins de réussite, de modifier et d’augmenter l’espace classe non seulement pour transmettre des connaissances mais aussi pour faire acquérir des compétences professionnelles à mes étudiants.
  • L'enseignement – Les TICE ont été un vecteur de professionnalisation évident parce que leur introduction m’a largement aidé à m’engager dans un processus réflexif.  Passés les premiers moments de surprise, d’émerveillement, j’irais jusqu’à dire d’étonnement face à l’effet magique, j’ai tenté de prendre de la distance critique.

Depuis plusieurs années j’ai développé des usages dans les mondes virtuels notamment pour ce qui concerne la simulation. Ce travail s’inscrit toujours dans cette démarche de réflexion sur l’augmentation des processus de formation et du lien entre la machine et les acteurs de la formation.

 

Quelle est selon vous l’importance actuelle de ces technologies pour les élèves ?

 

Là encore je vais recentrer la question en orientant mes propos sur le pivot central de la formation : l’apprentissage. Ce ne sont pas les seules technologies qui m’intéressent mais bien la façon dont elles sont instrumentées pour tenter de mieux faire apprendre. Il y a donc avant tout la pédagogie.

Il est donc nécessaire de développer des scénarios spécifiques pour analyser les fonctionnalités à engager dans les dispositifs de formation. À titre d’exemple on peut considérer que dans un dispositif de formation on souhaite engager un acte de coopération ou de collaboration. Il s’agira ici de déterminer quelle est la fonctionnalité de la solution technologique qui permet de satisfaire ce choix pédagogique.

Il faut tenir compte des usages de nos étudiants nés, pour la plupart, dans la société digitale. On utilise très souvent le terme initié par Marc Prensky « les digital natives » pour les désigner. Ils ont des habiletés certaines, développent des usages personnels foisonnants mais ont parfois (souvent ?) du mal à faire le lien entre les deux. Il faut donc apprendre aux élèves et étudiants les enjeux induits par cette porosité qu’entraînent les technologies numériques.

 

Pensez-vous que les mondes virtuels représentent un nouveau moyen de motiver les élèves par l’interactivité ?

 

J’ai engagé depuis plusieurs années des usages et une réflexion sur les mondes virtuels dans les dispositifs de formation. J’ai commencé avec dans les sections de BTS design puis j’ai continué avec les juristes et j’ai observé les médecins.  Les mondes virtuels permettent de mettre en place des dispositifs de formation qui intègrent la simulation. Une façon de passer de l’acquisition des savoirs académiques à l’acquisition des compétences. Les mondes virtuels permettent de réintégrer dans les dispositifs d’apprentissage, le geste, les attitudes, les déplacements dans un espace situé … Les mondes virtuels donnent à réinterpréter les modalités du tutorat[1].

Je développe ces réflexions dans un blog dédié

Il est difficile de généraliser le propos parce qu’il faut contextualiser la formation. Il est nécessaire de mettre en équation le type de formation et sa nécessaire instrumentation. À cette condition limitative, on peut estimer que les mondes virtuels peuvent motiver les étudiants et les élèves.

Il convient ici de définir ce qu’est un monde virtuel :

« Le monde virtuel  est un monde en trois dimensions (3D) créé à l’aide d’un logiciel et d’une programmation spécifiques. Le monde est en général une représentation de lieux réels mais il peut être aussi une construction purement imaginaire élaborée dans le cadre d’une démarche plastique. Il permet à un groupe de personnes éclatées géographiquement et placées en situation immersive d’interagir. Les acteurs du dispositif peuvent, à l’aide d’avatars, d’objets ou d’une vue subjective, parler, écrire, gérer des attitudes corporelles, se déplacer, y compris en s’affranchissant les lois physiques du monde réel. Le groupe constitué partage un intérêt commun, défini dans un projet élaboré de façon formelle. Les apprenants seront mis en situation d’acquisition de savoirs et de compétences en reproduisant des situations du réel. Les situations sont reproductibles à l’infini, elles permettent d’analyser des situations simples (des routines) ou extra – ordinaires. Le monde virtuel de simulation combine des constructions scénarisées au service d’enjeux d’enseignement et d’apprentissage.

La dénomination monde virtuel n’est peut être pas tout à fait adaptée aux enjeux pédagogiques. L’expression lieu pédagogique immersif serait certainement à privilégier. Cet  espace 3D est un lieu d’intériorisation pédagogique c’est-à-dire que les acteurs vivent l’expérience dans ce monde en ayant accepté de déconstruire leurs habitudes spatiales et temporelles du réel pour le reconstruire dans l’espace immersif.

Le monde virtuel se différencie des serious games et des jeux en ligne par la dominante de l’intelligence humaine dans la construction et la réalisation des scénarios. Le serious game et le jeux vidéos sont pilotés en partie par de l’intelligence artificielle. » (Jean-Paul Moiraud, 2012)

Les mondes immersifs sont un moyen d’intégrer l’immersion dans les dispositifs de formation notamment grâce aux simulations.

 

Selon vous, quels sont les grands avantages des TICE en général ? Et des mondes virtuels ?

 

Les TICE permettent d’éditorialiser des ressources de façon plus dynamique. Jusqu'à l’émergence du web 2.0 l’acte de rédaction se limitait à l’écrit et à l’image. Depuis il est loisible aux concepteurs des cours d’insérer la dimension multimodale c’est-à-dire d’adjoindre le son et la vidéo en plus du texte et de l’image. Là encore il faut savoir raison garder et ne pas tomber dans le mirage techniciste, la dimension multimodale nécessite d’acquérir de nouvelles compétences dans des champs multiples. La mode actuelle des MOOCs nous permet d’illustrer cette posture, on peut voir de ci, de là des vidéos navrantes qui illustrent parfaitement le manque de maîtrise des nouvelles technologies.

Les TICE vont contraindre (contraignent déjà) les acteurs de la formation à s’extraire du principe de la collaboration en silo, il faut apprendre à travailler avec tous les acteurs de la filière de formation.

 

Et à l’opposé, qu’est-ce qui d’après vous peut limiter leur implantation ?

 

Les freins au développement des TICE sont nombreux, on peut essayer de les lister sans volonté de hiérarchisation.

  • Le facteur humain

C’est un facteur important car le numérique a modifié très rapidement, sans que nous l’attendions, le paradigme de l’enseignement.  Nous devons accepter de ne plus être les « sachants » parce que le web distribue le savoir, le rend accessible à tous. Les enseignants doivent apprendre à modifier leur posture qui passe de l’oralisation d’un savoir acquis, à une démarche d’accompagnement. La méthode de la classe inversée, l’émergence des Mooc sont l’illustration actuelle de ces changements.

  • Le facteur technique

Le développement des TICE ne peut s’étendre que si la couche technologique essaime sur l’ensemble du territoire. Le travail est largement engagé tant au niveau de l’État que des collectivités locales, le taux d’équipement ne cesse de s’améliorer. Cependant si le taux d’équipement est un indicateur intéressant il faut le corréler avec les possibilités d’accès au réseau, à la capacité des « tuyaux » à acheminer les paquets d’information. Nous sommes encore largement dans la situation ou l’enseignant doit préparer un cours pour les jours « ou ça marche » et les jours « où ça ne marche pas ».

Il est en outre nécessaire de penser l’infrastructure technique dans un contexte plus large qui est celui de l’espace qui l’accueille (l’école, le collège, le lycée, l’Université, le centre de formation continue). Nous ne pouvons plus continuer à penser la salle de formation sous sa forme linéaire c’est-à-dire un agencement qui va du tableau vers l’enseignant puis vers les apprenants.

Les technologies numériques devant être pensées au regard des fonctionnalités à implémenter. Il convient donc de penser de façon différente l’architecture scolaire et de convaincre les enseignants qu’il y d’autres alternatives à la classe autobus. Nous sommes ici sur une problématique de temps dissonants, celui du temps institutionnel, du temps architecturel, du temps du changement.

 

  • Le facteur institutionnel

La réflexion sur développement du numérique dans les dispositifs de formation ne peut se limiter au simple rapport d’interaction entre enseignants et apprenants. Le débat est systémique, il engage toute l’institution. Le numérique en modifiant les repères de l’espace éducatif et en transformant les repères temps a bousculé l’organisation des services des professionnels de la formation.

L’augmentation de l’espace de formation rend possible le travail hors des lieux immobiliers institutionnels. Il faudra à terme donner sa place au temps de travail numérique. Pour le moment ce temps émerge timidement et vient la plupart du temps en supplément du temps de travail normé (un temps situé dans un lieu). Là encore nous sommes dans un rapport contrarié du temps qui fait confronter les usages et les réglementations.

 

Comment pensez vous que les TICE doivent évoluer dans les années à venir ?

 

Je ne suis pas en capacité de dire de quelle façon doivent évoluer les technologies, je pense que nous sommes tributaires d’évolutions que nous ne maîtrisons pas. Par contre on peut se risquer à émettre quelque avis sur les usages pédagogiques à adopter dans un cadre numérisé. Il est préférable de porter notre attention sur l’évolution des modes de formation, sur les usages des enseignants plus que sur les nouvelles formes technologiques.

Les années à venir doivent (devraient) se caractériser par une dédramatisation de l’usage du numérique chez les acteurs de l’éducation. Il faut que le numérique favorise le développement du travail collaboratif et coopératif, qu’il devienne plus fluide et plus souple. Il est encore hasardeux de dire que ces méthodes sont simples (ce que l’on entend encore trop souvent)

 

Quelle serait une récente initiative dans le monde des technologies de l’éducation qui vous a particulièrement marqué ? Pourquoi ?

 

Je vais répondre de façon indirecte à cette question car c’est la réflexion architecturale sur les TICE qui retient mon attention en ce moment. Il me semble que l’introduction des technologies nous a plongé dans le mythe de la suprématie de l’esprit sur le corps. Nous avons rêvé plus ou moins consciemment d’une dématérialisation des formations. Elle existe bien évidemment mais paradoxalement avec une réintroduction du corps dans les processus de formation.

Ce qui me marque ce sont les réflexions qui se développent autour des bâtiments scolaires à l’heure du numérique. Le lycée d’Orestad est, de mon point de vue une belle illustration de ce principe. Nous avons maintenant passé le stade de la réflexion uniquement centrée sur l’outil, nous sommes en capacité de penser le numérique de façon systémique. Les collectivités locales, intègrent cette réflexion sur les logiques spatiales induites par le numérique.

Cette réflexion m’intéresse au plus haut point car le numérique montre à quel point il est devenu omniprésent dans notre société. La pédagogie se numérise mais elle n’est pas qu’une question de numérique, elle est transversale et embarque l’ensemble de la société dans une mutation que nous avons encore beaucoup de mal à percevoir.

C’est cette réflexion méta qui me marque à l’heure actuelle parce que je crois que c’est le grand chantier présent et à venir.

 

Merci à Jean-Paul Moiraud d’avoir accepté de répondre à notre interview, et d’avoir exposé sa position de bricoleur. Ci-dessous, vous trouverez un résumé de sa vie professionnelle réalisé en légos.

 

 

[1] Tutorales N° 12 de Jacques Rodet – Lire pages 27 à 35 http://www.jrodet.fr/tad/tutorales/tutorales12.pdf

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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