[Interview] Jean-François CECI évoque pour Educadis son expertise en pédagogie numérique dans l’Éducation nationale

Publié le 25/05/2015 à 10:48

Jean-François Ceci est chargé de mission pédagogie numérique à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour. Jean-François a répondu aux questions d’Educadis sur ses conceptions et ses applications des nouvelles formes de pédagogies numériques dans l’enseignement.

 

 

Depuis la rentrée 2014, les TICE et la pédagogie dans le numérique ont connu un regain d’intérêt médiatique tout à fait inédit, avec l’annonce d’un « Grand plan numérique pour l’école de la République », expérimenté dans six cents établissements à la rentrée 2015. Que pensez-vous du contenu de ce plan, révélé progressivement ces derniers mois ?

 

JFC – Ma mission à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA) est de développer le numérique éducatif, en faisant évoluer les infrastructures et les usages. Nous faisons le maximum pour que le numérique soit au service de tous et particulièrement vecteur d’une « amplification pédagogique ». Nous montons pour cela un Service Universitaire de la Pédagogie pour accompagner nos enseignants dans l’évolution de leurs pratiques. Nous développons aussi des cours en ligne pour diversifier l’offre et faciliter les études pour les publics « empêchés » ou distants.

Pour en revenir à votre question, le plan numérique du gouvernement, c’est cela.
Un milliard d’euros seront investis sur 3 ans pour que 500 établissements pilotes puissent mettre en place et expérimenter une pédagogie à l’ère du numérique, plus active, interactive, motivante. Je ne peux qu’apprécier cette belle initiative et j’espère que les résultats sur le terrain seront à la hauteur de l’ambition du projet. Bien que difficile, une telle mutation est faisable sur le moyen terme à l’échelle d’un établissement, avec des moyens humains et financiers. Mais à l’échelle d’une « Education Nationale », c’est une autre affaire et je ne me hâterai pas (certains le feront pour moi !) de critiquer un tel dispositif avant de lui donner ses chances de produire de vrais résultats. Alors rendez-vous dans 3 ans !

 

En tant qu’enseignant, comment percevez-vous les réactions et attentes face à la pédagogie numérique ?

 

Vu la spécificité de mes fonctions, je ne suis pas l’enseignant le plus « neutre » pour répondre à cette question. Je suis identifié « pédagoGeek » et « politique du numérique » par beaucoup. Il est donc concevable que l’enseignant technophobe ne vienne pas forcément m’en parler ! Quand bien même, nous ne sommes plus au stade où nous devons nous demander s’il faut accepter le numérique à l’Université, il est déjà là. La génération Z (les post 2000), ces hyper-connectés, seront à l’université dans quelques années. Nous avons encore 3 ou 4 ans pour sensibiliser les enseignants aux mutations d’usages et cognitives que cela implique. Et pour en revenir aux réactions et attentes face à la pédagogie à l’ère du numérique, je dirais que les freins principaux sont le manque de fiabilité (vétusté) ou de disponibilité des équipements numériques et le manque d’accompagnement (formation continue des enseignants). Les enseignants sont de bons apprenants avant tout. Mais comme tout apprenant, l’enseignant a besoin de ressentir l’utilité de cette évolution dans sa pratique et il a besoin de cours concrets.

Or, ces 10 dernières années, nous avons trop parlé de mettre du numérique dans les cours (approche techno-centrée des formations, par exemple : « faire un blog » ou « utiliser le TBI », mais sans voir le pourquoi faire ?). Cette approche a rebuté beaucoup de collègues enseignants volontaires mais peu branchés car ils n’en ont pas vu la valeur ajoutée, et c’est bien compréhensible. Depuis 2 ou 3 ans, l’accompagnement des enseignants fait une part bien plus belle à l’approche pédago-centrée ou un outil numérique n’est introduit dans un scénario pédagogique que quand le besoin a été identifié, qualifié, quantifié. Ces formations parlent donc de pédagogie et de didactique ; et au besoin de numérique. Le numérique trouve donc naturellement sa place, la place qui lui revient « d’amplificateur de pratique pédagogique ». J’aime bien cette image car comme dans tout amplificateur, si le signal (pédagogique ici) est nul en entrée, le signal en sortie sera aussi quasi nul hormis quelques parasites. L’amplificateur (la technologie) peut bien être haut de gamme, puissant, moderne, et pourtant rien n’en sort ! « Encore une techno qui ne sert à rien… » ; vous voyez ce que je veux dire ? Toute techno n’est utile que si elle est utilisée à bon escient ! Accompagnez l’enseignant sur sa réflexion pédagogique et il produira du signal. Formez le au numérique et il sera apte à monter le volume de l’amplificateur…c’est en quelque sorte une autre vision du modèle TPACK canadien.

Petite parenthèse terminologique : j’appelle cette approche pédago-centrée la « pédagogie à l’ère du numérique », pédagogie avec du numérique certes, mais pédagogie avant tout…et je réserve l’appellation « pédagogie numérique » pour l’approche techno-centrée.

Abordons pour finir le point de vue des étudiants, par rapport à une pédagogie plus active avec le numérique. A la question « Seriez-vous disposé(e) à venir en cours avec votre ordinateur portable ou tablette pour permettre un apprentissage plus interactif (il n’est pas question ici de prise de note sur ordinateur) ? », 77% sont favorables et cet indicateur est en hausse de 9% par rapport à l’année dernière à l’UPPA. Je suis prêt à parier que d’ici 4 ans, nous aurons dépassé les 90%. Et c’est pour cela que nous allons mettre en place une politique volontariste en faveur du BYOD (Bring Your Own Device) à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.

 

Comment justifier le retard et les réticences de la France sur les États-Unis, le Canada, le sud-est asiatique, et même sur bon nombre de pays d’Europe du Nord ?

 

Quelques indicateurs peuvent illustrer cette différence de progression, par exemple par rapport au Canada : les moyens financiers, le type de gouvernance, l’esprit de « corps » et la philosophie de l’enseignement.

A Québec, les universités pratiquent des frais d’inscription environ 5 à 15 fois plus élevés qu’en France et un système de fondations vient abonder fortement au budget des universités. Ces fondations sont financées par des donateurs souvent ancien étudiants, devenus chefs d’entreprises florissantes. Il se manifeste là un « esprit de corps » ou d’appartenance. Un étudiant est fier de son université.

En France, on entend souvent que l’université est une expérience qu’on oublie vite, avec des amphis bondés (ou vides) et des cours inintéressants. Je caricature volontairement pour montrer la différence d’état d’esprit, particulièrement chez les parents qui préfèrent envoyer leurs enfants « en école d’ingé ou dans le privé qu’à la fac ! ». La différence de moyens est un facteur prépondérant car autant les universités Nord-américaines peuvent proposer des espaces physiques d’apprentissage et des possibilités de cours en ligne à faire rêver, autant en France, nos universités manquent de moyens pour le faire ! Elles sont trop préoccupées par la difficulté à assurer la paie du mois à venir, pour investir dans l’amélioration de l’expérience étudiante.

Quant aux enseignants en France, nous avons encore trop souvent affaire à un fonctionnement en silo, chacun dans sa classe et la maquette (le référentiel) pour tous ! Nous manquons de concertations pédagogiques autour de projets, de partage de pratiques, d’évaluations partagées, du regard et de l’expertise de l’autre, bref de tout ce qui se fait en recherche et qui se pratique moins dans l’enseignement (je parle surtout du supérieur car dans le primaire et le secondaire, la notion d’equipe pédagogique est plus présente). Savez-vous qu’à Québec, les enseignants sont évalués par leurs pairs, leurs supérieurs et leurs étudiants et d’une manière beaucoup plus explicite qu’en France ? Je ne dis pas qu’il faut copier/coller ce système chez nous mais qu’entre nos 2 systèmes, il doit y avoir un compromis intéressant à trouver pour inciter la collaboration pédagogique, le partage de pratiques et l’amélioration de l’expérience étudiante.

Toutes ces évolutions ne peuvent se faire sans une politique incitative, pilotée par une gouvernance sensibilisée aux enjeux du numérique et d’une pédagogie plus active.

 

Vous êtes référent MOOC du projet FUN ; que pensez-vous de l’avenir de cet outil numérique, au succès exponentiel depuis l’année dernière, parfois jugé comme un « feu de paille », ou à l’inverse décrit comme promis à un bel avenir ?

 

Pour toute innovation ou à minima nouveauté, il y a 5 phases (cf. le Hype cycle de Gartner). Il est normal que l’évolution se fasse avec des hauts et des bas. Nous devons porter notre attention sur ce que deviendra cette nouveauté lorsqu’elle aura atteint (le cas échéant) son plateau de productivité.

FUN s’achemine selon moi vers ce plateau après être passé par les phases de l’émerveillement et de la désillusion. FUN répond à un besoin d’hébergement de MOOC francophones et le ministère a eu le nez fin quand il a réalisé cette opération. Je rappelle que la France a été le seul pays à mettre en place une plateforme publique de MOOC ! Il est dommage qu’un désengagement mette potentiellement en péril ce projet. Les universités volontaires doivent à présent, via un consortium, reprendre la main sur la plateforme. Mais je ne doute pas que cette reprise sera un succès, et que FUN deviendra une plateforme universitaire qui tiendra ses promesses, avec une offre de MOOC de plus en plus pertinente dans le monde Francophone.

 

Croyez-vous à une généralisation officielle de la classe inversée dans les prochaines années, pour l’heure encore confidentielle et peu connue du grand public ?

 

Tout dépend de ce qu’on entend par généralisation ! J’ai du mal à comprendre pourquoi nous cherchons à faire table rase de l’existant quand une nouveauté apparait. Est-ce qu’à l’apparition de l’auto nous avons éliminé les vélos, motos et patins à roulettes ? Ils constituent ensemble une offre complémentaire de moyens de déplacement. La classe inversée est un scénario pédagogique et un dispositif pour développer une pédagogie plus participative, plus active et plus utile pour l’élève qui est davantage accompagné. Pour autant, l’enseignant doit proposer une multitude de scenarii suivant les objectifs visés pour à la fois varier les stimuli et diversifier les pratiques, limitant ainsi la monotonie.

Je suis pour toutes les formes de pédagogies actives dites pédagogies inversées ou l’apprenant est au centre du scénario et en action sur son apprentissage, le plus souvent en collaboration ou en démarche de projets. La classe inversée en fait partie mais n’est pas la panacée, le remède miracle à une éducation (devrais-je dire Nationale) sclérosée. Alors arrêtons de ne jurer que par elle et accompagnons les enseignants à étoffer leurs pratiques avec de nombreux scenarii de mise en action (dont elle !). Le numérique trouvera naturellement sa place dans ces scenarii qui nécessiteront des outils de communication, de remédiation, de feedback, de production, de co-construction…

Que chaque enseignant fasse de la classe inversée sur une part de son temps, je suis pour. Qu’on tente une généralisation massive me semble relever de l’utopie.

 

Pouvez-vous expliquer le concept de « digital sociology », ses usages et intérêts pour la pédagogie ?

 

La sociologie comporte de multiples déclinaisons parfois contestées d’ailleurs, telles que la sociologie de l’éducation, la sociologie des usages, la sociologie du genre. Pour l’heure, il n’existe pas encore de dénomination française officielle pour une branche correspondant à la sociologie du numérique (sociologie des usages du numérique et de la manière dont nous faisons « société » avec le numérique…). Or en Angleterre et aux Etats-Unis est apparu le terme de « digital sociology » pour illustrer cette discipline de la sociologie ou il est question des problématiques d’intégration du numérique dans notre vie quotidienne. Je citerai un exemple pour illustrer mes propos : Quid de l’usage des données des objets connectés (comme les montres connectées qui calculent les calories dépensées, le nombre de pas et fournissent l’itinéraire de la personne) ? Que se passerait-t-il si nos assureurs sociaux accédaient à ces données ? Les primes d’assurance maladie pourraient-elles être indexées à l’activité sportive des assurés ou la fréquentation des bars ? La cyber surveillance (par les institutions, certes, mais aussi par les proches !) peut présenter un réel danger pour les libertés individuelles. La « digital sociology » est donc un garde-fou, contre les mésusages du numérique, par nos sociétés hyper-connectées.

En matière d’éducation avec le numérique par exemple, cette discipline permet d’étudier les usages et pratiques sociales de nos élèves, dans et hors l’école, et de réfléchir à une évolution de nos pratiques d’enseignement, en se basant sur une meilleure connaissance de notre public. Ces grands « poucets » et grandes « poucettes » qui ont grandi depuis le livre de Michel Serres, ont une façon d’apprendre et d’accéder au savoir bien différente de la nôtre, 20 à 30 ans avant seulement. Une seule génération nous sépare !

 

Le futur (proche) de l’e-learning est annoncé comme associé aux big datas, au cloud-computing, à la réalité augmentée, à l’adaptative learning ou encore au mobile learning, ce dernier étant d’ores et déjà de plus en plus présent. Quelle est votre propre intuition ?

 

Que de gros mots dans la même phrase, hahaha ! Votre question est totalement techno-centrée et oriente le débat vers les technologies. L’avenir du e-learning ou de l’apprentissage sous toutes ses formes passera fortement par le socioconstructivisme et le connectivisme. Le réseau social de l’apprenant va prendre une place capitale dans son processus d’apprentissage, car comme le dit Philippe Carré « on apprend toujours seul, mais jamais sans les autres ».

Rendez-vous compte que les élèves de collège font leurs devoirs à la maison en utilisant la visioconférence et personne ne les a formés ni incités à faire cela. La solitude n’existe plus dans nos sociétés hyper-connectées sauf si elle est choisie (déconnexion volontaire) !

Alors pour répondre à votre question, mon intuition est que la technologie va très vite disparaitre de nos préoccupations car elle deviendra pervasive, omniprésente et transparente à l’usage. Nous utiliserons diverses prothèses ou « doudous numériques » via lesquelles nous serons connectés au cybermonde mais aussi au monde réel en tout temps et tout lieu, y compris à l’école et en entreprise. Ces dernières devront s’y adapter. Mais cela n’empêchera pas certains mouvements d’exister comme le « slow technology », qui rejettent cette évolution et vivent en autarcie technologique. Et je suis persuadé que c’est sain et souhaitable de garder tête froide et recul par rapport à une évolution qui est qualifiée par beaucoup de 3e révolution de l’Humanité dans la transmission des savoirs !

 

 

Merci à Jean-François Ceci d'avoir répondu aux questions d'Educadis.


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